45

 

LA SONNERIE du téléphone m’électrisa. Je me réveillai en sursaut.

— Foucault. T’as de quoi noter ?

Je regardai ma montre. 14 h 10. Il avait mis moins de vingt minutes pour rejoindre le 36. Pas mal.

— Tu notes ou quoi ?

— Vas-y.

— Le mec s’appelle Ali Azoun. Aujourd’hui, il est installé à Lyon. Je te préviens : c’est pas un rigolo.

Je griffonnai les coordonnées personnelles du psychiatre et remerciai Foucault, qui marmonna en retour :

— Je reste au bureau. Foutu pour foutu, je vais passer l’après-midi dans nos archives, en quête d’un truc qui ressemble, même de loin, à ton meurtre. On ne sait jamais. Je te rappelle.

Sa réaction me fit chaud au cœur. Le ciment de l’enquête nous tenait à nouveau. Je me relevai avec difficulté et rentrai à l’abri dans l’immeuble. Je composai le numéro du psychiatre. Après m’être présenté, j’attaquai franco :

— C’est au sujet de Thomas Longhini.

— Encore ? On m’a déjà appelé hier pour cette histoire.

— C’était mon adjoint. J’ai besoin de précisions.

Il y eut un silence tendu, puis :

— Je ne répondrai à aucune question par téléphone. Surtout sans avoir vu un document officiel. Votre collègue m’a déjà paru très hésitant. Par ailleurs, les gendarmes possèdent un dossier complet sur le sujet. Vous n’avez qu’à...

— Nous avons des éléments nouveaux.

— Quels éléments ?

— Thomas Longhini pourrait être lié aux deux meurtres  – celui de Manon, celui de sa mère, Sylvie Simonis.

— Ridicule. Thomas ne peut être impliqué dans un assassinat.

Azoun n’était pas étonné par l’annonce du meurtre de Sylvie. Les gendarmes avaient déjà dû l’affranchir. J’enchaînai :

— Votre opinion sur sa culpabilité : c’est précisément l’objet de mon appel.

Le spécialiste marqua un nouvel intervalle puis proposa, d’un ton plus conciliant :

— Pourquoi ne pas attendre lundi ? Vous m’envoyez un fax et...

— Je n’appelle pas pour vous livrer des chocolats. Il s’agit d’une enquête criminelle. Urgente.

Le silence perdit de son intensité.

— Quel est le nouveau nom de Thomas Longhini ? repris-je.

— Les gendarmes le connaissent. Ils ne vous l’ont pas dit ? Je ne l’ai jamais su.

— Pourquoi l’idée de sa culpabilité vous paraît-elle ridicule ?

— Thomas n’est pas un assassin. C’est tout.

— Il a été suspecté du meurtre de Manon.

— À cause du zèle stupide de vos collègues ! Le pauvre gamin en a vu de toutes les couleurs chez les flics.

— Parlez-moi de son traumatisme. De ses réactions.

— Vous ne m’aurez pas comme ça, commandant. Faxez-moi demain un document officiel, démontrant qu’un juge vous a chargé de cette affaire, et nous parlerons.

— Je veux juste gagner une journée. Si c’est une fausse piste, autant l’abandonner tout de suite.

— Complètement fausse. Et surtout, n’allez pas l’emmerder à nouveau ! Il a eu son compte.

Je surpris sous l’inflexion une corde sensible. Je jouai la compassion :

— Il était vraiment mal en point ?

Azoun soupira, concédant quelques mots :

— Il souffrait d’une forme de distorsion du réel, caractéristique de la puberté. Mon rapport allait dans ce sens. Je l’ai suivi tout l’été.

Je sursautai. Thomas Longhini avait été suspecté en janvier 1989.

— L’été 1989 ?

— Mais non, l’été 1988 !

— Manon Simonis a été tuée le 12 novembre 1988.

— Je ne comprends pas. Vous ne connaissez rien au dossier ou quoi ?

— Expliquez-moi.

— J’ai soigné Thomas avant le meurtre. Ses parents m’ont consulté en mai 1988. Ensuite, au début de l’année suivante, les hommes du SRPJ de Besançon m’ont interrogé. Parce que je connaissais bien Thomas. J’ai d’ailleurs témoigné en sa faveur.

Foucault s’était emmêlé les pinceaux avec les dates. Voyant surgir un psychiatre dans l’affaire, il en avait conclu qu’il avait été consulté en tant qu’expert, ou pour apaiser le gamin traumatisé. Mais Ali Azoun avait traité Thomas un an avant les faits !

Je m’éclaircis la gorge, conservant mon sang-froid :

— Quel était le problème, à cette époque ?

— Ses parents s’inquiétaient. Le gosse tenait des propos délirants. Enfin, qu’ils considéraient comme délirants.

— Par exemple ?

— Il parlait surtout d’un diable.

Je levai les yeux. La montagne me paraissait palpiter, s’entrechoquer avec le ciel.

— Soyez plus précis.

— Il disait que Manon Simonis  – il la considérait comme sa petite sœur  – était en danger. Qu’un diable la menaçait.

— Qui était ce diable ? Quelle forme prenait-il ?

— Thomas n’en savait rien. En réalité, il voulait que je la voie. Il espérait qu’elle me parlerait plus facilement.

— Pourquoi vous ?

— Je ne sais pas : un adulte. Un médecin.

— Avez-vous contacté sa mère ?

— Non. Je crois... Enfin, selon Thomas, la mère était liée à cette menace.

Des picotements électrisèrent ma nuque :

— Vous voulez dire qu’elle était la menace ?

— C’était plus confus que ça.

— Qu’avez-vous fait ? Vous avez reçu la petite ?

— Non. À ce moment, je n’avais devant moi qu’un adolescent perturbé. Les allusions au diable, à cet âge, c’est classique. De plus, ses relations avec Manon, de cinq ans sa cadette, n’étaient pas claires. Mes séances s’orientaient plutôt vers ce problème. Il s’agit toujours de gérer son désir, vous comprenez ?

— Et vous en êtes resté là ?

— Écoutez. C’est toujours facile de juger les psys après que les événements sont survenus. À chaque récidive, on nous couvre d’insultes, de reproches. Nous ne sommes pas devins !

Mme Bohn m’avait tenu le même discours. Ces adultes ne pouvaient admettre que les craintes « fantasmatiques » de deux enfants aient pu devenir réelles. Azoun reprit, un ton plus bas :

— Avec le recul, je pense que Manon était effectivement menacée. Mais qu’elle n’acceptait pas cette menace de la part d’un adulte. Voilà pourquoi elle parlait de « diable ». Elle inventait une présence maléfique.

— Pourquoi n’aurait-elle pas admis l’identité de son agresseur ?

— Elle était peut-être programmée pour l’aimer. Il y avait conflit dans sa psyché. C’est assez fréquent dans les cas de pédophilie, par exemple.

— Vous pensez donc que la mère de Manon était dangereuse ?

— La mère ou un proche.

— Thomas n’a jamais prononcé un nom ? Laissé filtrer un indice ?

— Jamais. Il parlait d’un « diable », d’un « démon ».

— Vous avez revu Thomas, ensuite ? Je veux dire : après son inculpation ?

— Dès sa libération, oui. Ses parents voulaient que j’accompagne leur fils dans ces moments difficiles. Eux-mêmes étaient complètement déboussolés.

— Thomas s’en est remis ?

— À mon sens, il était plus solide qu’on l’a dit. Pour lui, le vrai traumatisme, ce n’était pas l’inculpation mais la mort de Manon. Et surtout le fait que personne ne l’avait écouté quand il nous prévenait du danger. Il en voulait à la terre entière. Il répétait qu’il reviendrait. Pour venger Manon.

Ma liste de vengeurs ne cessait de s’allonger : Sylvie Simonis, menant une enquête de quatorze années. Patrick Cazeviel, qui n’avait « pas dit son dernier mot ». Et maintenant Thomas Longhini, qui avait juré de revenir à Sartuis.

— Les parents ont quitté la région, conclut Azoun. Je n’ai pas revu Thomas. Mais encore une fois, je pense qu’il a dû s’en sortir. Voilà. J’en ai déjà trop dit.

Je me pris la tonalité dans l’oreille. Je glissai mon cellulaire dans ma poche et soupesai le soupçon qui venait de passer dans la conversation : Sylvie Simonis impliquée dans le meurtre de sa propre enfant. Non : je préférais rester sur mon idée d’enquête personnelle et de détective privé.

Et m’en tenir à la seule hypothèse valable pour l’instant.

Un seul et même tueur pour les deux meurtres.

Je repris le chemin de mon Audi. 15 heures et la nuit s’avançait déjà. Les familles désertaient les pelouses. Mon sursis finissait et je n’avais rien trouvé. En ouvrant ma portière, j’envisageai de me rendre à la gendarmerie et de tenter une trêve avec Sarrazin. C’était la seule solution pour rester dans la ville.

Une main se posa sur mon épaule. Je me fabriquai un sourire de circonstances, prêt à découvrir la gueule en pain de sel du gendarme. Ce n’était pas lui, mais un des campeurs de la cité, enveloppé dans un survêtement acrylique.

— C’est vous le repôrtaire ?

Je ne compris pas la question.

— Le repôrtaire : le père Mariotte, il m’a parlé d’un djôrnaliste.

— C’est moi, fis-je enfin. Mais je n’ai pas trop le temps, là.

L’homme lança un regard par-dessus son épaule, comme si des oreilles indiscrètes pouvaient traîner.

— Y’a un truc qui pourrait vous intéresser.

— Je vous écoute.

— Ma femme, elle est agent de nettoyage à l’hôpital.

— Et alors ?

— Y’a quelqu’un qu’est arrivé cette semaine. Un type qu’vous devriez voir...

— Qui ?

— Jean-Pierre Lamberton.

Une gifle glacée. Le commandant qui avait dirigé l’enquête Manon Simonis. Chopard m’avait dit qu’il mourait d’un cancer à l’hôpital Jean-Minjoz.

— Il n’est pas à Besançon ?

— Il a voulu revenir à Sartuis. D’après c’qu’a entendu ma femme, il en a plus pour longtemps et...

— Merci.

L’homme dit encore quelque chose, mais le claquement de la portière couvrit ses paroles.

Je tournai ma clé de contact, direction centre-ville.

 

46

 

L’HÔPITAL DE SARTUIS ressemblait à celui de Besançon.

Même architecture des années cinquante, même béton gris. En modèle réduit. À l’intérieur, le terrain familier continuait. Panneaux de liège aux murs, comptoir d’accueil plastifié, luminaires blafards. Je filai droit vers l’accueil et demandai le numéro de chambre du commandant Lamberton.

— Vous êtes de la famille ?

Je plaquai ma carte sur le comptoir :

— De la grande famille, oui.

En me dirigeant vers les ascenseurs, je jetai un regard sur ma gauche, vers le distributeur de boissons. Juste à côté, une cabine téléphonique. C’était de ce poste que le tueur avait contacté Sylvie Simonis, le soir du meurtre. Je tentai d’imaginer la silhouette, derrière les vitres sales de la cabine. Je ne vis rien. Impossible de me figurer le meurtrier. Impossible de le concevoir comme un être humain.

Je m’engouffrai dans la cage d’escalier. Deuxième étage. Des familles attendaient dans le couloir. Je marchai jusqu’à la chambre 238 et tournai la poignée.

— Qu’est-ce que vous faites ?

Un homme en blouse blanche se tenait derrière moi. Il ajouta, d’une voix autoritaire :

— Je suis le médecin du service. Vous êtes un parent ?

Ma carte, à nouveau. Elle fit beaucoup moins d’effet qu’au rez-de-chaussée.

— Vous ne pouvez pas entrer. C’est fini.

— Vous voulez dire... ?

— C’est une question d’heures.

— Il faut absolument que je le voie.

— Je vous dis que c’est fini : ce n’est pas clair ?

— Écoutez. Même s’il ne peut me dire que quelques mots, c’est capital pour moi. Jean-Pierre Lamberton possède peut-être la clé d’une enquête. Une enquête criminelle sur laquelle il a travaillé.

Le toubib parut hésiter. Il me contourna et ouvrit lentement la porte.

— Quelques minutes, dit-il en s’arrêtant sur le seuil. C’est un moribond. Le cancer est partout. Cette nuit, le foie a éclaté. Le sang est infecté.

Il s’écarta et me laissa entrer. Les stores étaient baissés, la pièce vide  – pas de fleur, pas de fauteuil, rien. Seuls le lit chromé et les instruments de surveillance occupaient l’espace. Des poches plastique étaient suspendues, enveloppées d’adhésif blanc. Le médecin suivit mon regard :

— Les poches de transfusion, murmura-t-il. On a dû les cacher. Il ne supporte plus la vue du sang.

J’avançai dans l’obscurité. Derrière moi, le spécialiste dit encore :

— Cinq minutes. Pas une seconde de plus. Je vous attends dehors.

Il referma la porte. Je m’approchai. Sous l’enchevêtrement des tubes et des cordons, il y avait bien un homme, vaguement éclairé par les luminescences intermittentes du Physioguard. La tête se dessinait sur la surface blanche de l’oreiller. Elle paraissait flotter, noire, détachée. Les deux bras n’étaient plus que deux os ternes, alors que le ventre, sous le drap, était gonflé comme celui d’une femme enceinte.

J’avançai encore. Dans le silence de la pièce, une poche de caoutchouc claquait, puis se relâchait en un long bruit d’expiration. Je me penchai pour scruter cette tête noire. Elle n’était pas seulement chauve : absolument imberbe. Un crâne gratté, abrasé, grillé par les rayons. Aux traits du visage, s’étaient substitués les muscles et les fibres, qui tendaient la peau en un relief atroce.

Je n’étais plus qu’à quelques centimètres  – je compris pourquoi ce crâne semblait posé sur le tissu, détaché du buste. Un bandage emmaillotait sa gorge et se confondait avec l’oreiller, offrant l’illusion d’une tête coupée. Chopard avait parlé d’un cancer de la gorge ou de la thyroïde, je ne savais plus. Impossible d’interroger un tel homme, en supposant qu’il ait encore, drogué de morphine, sa raison. Il ne devait plus posséder ni trachée, ni larynx, ni cordes vocales. Je fis un bond en arrière.

Les yeux venaient de s’ouvrir.

Les pupilles étaient fixes mais elles exprimaient une attention extrême. Le bras droit se souleva, désignant un casque audio suspendu à l’appareillage de soin. Un câble reliait l’objet au pansement de la gorge. Un système d’amplification. Je plaçai les écouteurs sur mes oreilles.

— Voici donc le beau chevalier... en quête de vérité...

La voix avait retenti dans mes écouteurs, mais les lèvres du visage ne bougeaient pas. L’homme parlait directement de ses entrailles. Le timbre était brûlé lui aussi.

— Le policier qu’on attendait tous...

J’étais stupéfait par ses paroles. Lamberton avait flairé en moi le flic. Et, au seuil de la mort, il se foutait ouvertement de ma gueule. Je demandai à voix basse :

— Je suis de la Crime, à Paris. Sur le meurtre de Manon, qu’est-ce que vous pouvez me dire ?

— Le nom du coupable.

— L’assassin de Manon ?

Lamberton ferma les paupières, en un signe affirmatif.

— QUI ?

Les lèvres closes prononcèrent :

— La mère.

— Sylvie ?

— C’est la mère. Elle a tué sa fille.

La pénombre se mit à palpiter. Un frisson passa sur mon visage, le râpant comme du papier de verre.

— Vous l’avez toujours su ?

— Non.

— Depuis quand le savez-vous ?

— Hier.

— Hier ? Comment avez-vous pu apprendre quoi que ce soit ici ?

Le sourire s’accentua. Les muscles et les nerfs dessinaient des rivières sombres :

— Elle est venue me voir.

— Qui ?

— L’infirmière... Celle qui a témoigné dans l’affaire.

Les rouages de mon esprit s’activèrent. Jean-Pierre Lamberton parlait de l’alibi de Sylvie Simonis. Elle avait été lavée de tout soupçon parce que, au moment du meurtre, on lui prodiguait des soins, ici même, dans cet hôpital. L’horrible ventriloque répétait :

— Elle est venue me voir. Elle m’a tout avoué. Elle travaille toujours ici.

Je devinai l’histoire. Pour une raison ou une autre, une infirmière, à l’époque, avait menti. Depuis quatorze ans, elle vivait avec ce remords. Lorsqu’elle avait appris que Lamberton était hospitalisé ici, condamné, elle s’était confessée à lui.

— Katsafian. Nathalie Katsafian. Va la voir.

— Thomas Longhini, murmurai-je. Sous quel nom se cache-t-il ?

Aucun son ne retentit dans mon casque. Machinalement, je tapotai mes écouteurs. L’entrevue était finie. Lamberton s’était tourné vers la fenêtre. J’allais partir quand la voix racla encore :

— Attends.

Je me pétrifiai. Ses yeux me fixaient à nouveau. Deux billes noires, aux contours jaunâtres, qui avaient survécu à tous les rayons, à toutes les destructions.

— Tu fumes ?

Je tâtonnai mes poches et sortis mon paquet de Camel. Le col de ma chemise était trempé de sueur. Le moribond murmura :

— Fumes-en une... Pour moi...

J’allumai une Camel, expectorant ma fumée au-dessus du visage calciné. Je songeai à un fragment de météorite, une concrétion de cendres. D’une certaine façon, je rallumais sa mémoire de feu.

Lamberton ferma les yeux. Le mot « expression » ne signifiait plus rien pour un tel visage, mais l’entrelacs de ses muscles exprimait une sorte de jouissance. Les volutes bleutées planaient au-dessus du corps ; et mes pensées battaient à bas régime. Bam-bam-bam... Je pris conscience que le regard jaune me fixait à nouveau.

— C’est pas la cigarette du condamné. C’est le condamné de la cigarette !

Un rire terrifiant retentit dans mes écouteurs.

— Merci, mon gars.

J’arrachai mon casque, écrasai ma Camel sur le sol et lui serrai le bras avec affection. La messe était dite.

 

47

 

JE SORTIS de la chambre, les nerfs chargés à mille volts. Le médecin m’attendait : je lui demandai où je pouvais trouver Nathalie Katsafian. Coup de chance : elle travaillait ce dimanche, à l’étage inférieur.

Je me ruai dans l’escalier et tombai nez à nez avec une femme en chasuble et pantalon de toile blanche, dans le couloir. La quarantaine rude, sans beauté, une expression de fermeté à l’ombre d’une mèche blond cendré.

— Nathalie Katsafian ?

— C’est moi.

Je l’empoignai par le bras.

— Qu’est-ce que vous faites ?

J’aperçus une porte marquée « Réservé au personnel ». Je l’ouvris et poussai l’infirmière à l’intérieur.

— Ça va pas, non ?

Je refermai la porte avec le coude, actionnant en même temps le commutateur. Les néons s’allumèrent. Des murs tapissés de draps pliés, de blouses ordonnées : la lingerie.

— Nous avons besoin de calme, vous et moi.

— Laissez-moi sortir !

— Juste une petite conversation.

La femme tenta de me contourner. Je la repoussai et braquai ma carte de flic :

— Brigade Criminelle. Vous savez pourquoi je suis ici, non ?

L’infirmière ne répondit pas. Elle avait les yeux hors de la tête.

— Manon Simonis. Novembre 1988. Pourquoi avez-vous menti ?

Nathalie Katsafian s’effondra. Son visage était exsangue, plus blanc que les toiles autour de nous. Je mis un genou au sol et la redressai contre les draps :

— Je répète ma question : pourquoi avez-vous menti en 1988 ?

— Vous... vous enquêtez sur l’assassinat de Manon ?

— Répondez à ma question.

Elle se passa la main dans les cheveux. Une expression d’effroi la défigurait :

— Je... J’ai eu peur. J’avais vingt-cinq ans. Quand les gendarmes sont venus à l’hôpital, ils m’ont demandé si Sylvie Simonis était bien dans sa chambre, la veille, à 17 heures, j’ai répondu oui.

— Ce n’était pas le cas ?

— Je n’étais pas sûre, en fait.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas dit ?

Elle prit le temps d’avaler sa salive. La peur se muait maintenant en une expression de sourde résignation. Comme si, depuis quatorze ans, elle avait attendu cet instant de vérité.

— J’étais en stage, en fait. L’infirmière en chef était très stricte sur le règlement. 17 heures, c’est l’heure des relevés de température. On est censés la prendre en personne, puis la noter dans notre registre.

— Ce n’est pas ainsi que ça se passe ?

— Non. On vient plus tard et les patients l’ont déjà prise. Il nous suffit de regarder le thermomètre sur la table de nuit et d’inscrire le chiffre.

— Le malade peut donc être absent de sa chambre ?

— Oui.

— C’était le cas pour Sylvie Simonis ?

— Je crois, oui.

— Oui ou non ? hurlai-je.

— Oui. Quand je suis passée, elle n’était pas là. J’ai noté le chiffre et je suis sortie.

— Vous ne savez pas combien de temps a duré son absence ?

— Non. Elle était libre de ses mouvements. Elle était seule dans sa chambre. Elle pouvait disparaître plusieurs heures. Personne ne s’en serait rendu compte.

Je me tus. L’alibi de Sylvie Simonis n’existait plus. L’infirmière tenta de se justifier :

— J’ai menti mais à ce moment-là, ce n’était pas si grave. Personne ne la soupçonnait. C’était tellement horrible, ce qui venait d’arriver. Elle était la victime, vous comprenez ?

— Vous savez autre chose.

— Je... (Elle se palpa le visage, du bout des doigts, comme si elle avait reçu des coups.) C’est plus tard, en fait. Des mois après. Quand une reconstitution a été organisée.

— Avec Patrick Cazeviel ?

Elle approuva de la tête :

— Les journaux parlaient d’un puits, dans la station d’épuration. Et aussi d’une grille rouillée qui n’était plus à sa place. Ça m’a rappelé un détail. Le soir du meurtre, quand les gendarmes ont prévenu Sylvie, elle a préparé son sac. Les médecins avaient donné leur accord pour sa sortie. Je l’ai aidée. Son imperméable... Il portait des traces de rouille.

— Ce détail vous a frappée ?

— Les marques étaient bizarres. Comme une trame, vous voyez ? Et elles semblaient... récentes. Quand j’ai lu l’article, j’ai pensé à la grille et j’ai compris.

— Pourquoi vous n’en avez pas parlé à ce moment-là ?

— C’était trop tard. Et je... je ne pouvais pas imaginer un truc aussi horrible.

Je conservai le silence. Nathalie Katsafian continuait :

— Il y avait aussi autre chose... À la même époque, j’avais entendu les médecins discuter entre eux, à propos du kyste dont souffrait Sylvie. Un kyste à l’ovaire. Ils parlaient d’un film américain, dans lequel une fille provoque volontairement ce kyste, en prenant des œstrogènes. Je... Enfin, je me suis dit que Sylvie avait pu faire pareil. Et tout manigancer.

— Vous aviez un indice ?

— Oui. Dans sa salle de bains, j’avais remarqué un détail. Il y avait des médicaments.

— Des œstrogènes ?

— Je ne sais pas.

— Où voulez-vous en venir ?

— Les plaquettes à l’intérieur... Ce n’était pas le médicament indiqué sur la boîte.

— C’était des hormones ou non ?

— Je n’en sais rien !

Nathalie Katsafian s’effondra en sanglots. Le témoignage de cette femme aurait suffi à envoyer Sylvie Simonis vingt ans sous les verrous  – ou en asile psychiatrique, section UMD, l’Unité pour Malades Difficiles. Littéralement, je me sentais devenir gris. Mes organes se transformaient en terre, ma bouche se remplissait de cendre.

Sylvie Simonis se profilait en mère infanticide. C’était la même mosaïque, constituée des mêmes pièces, mais dessinant un tout autre portrait. Une Médée, plus vraie que nature.

Je posai mes mains sur les épaules de la jeune femme et murmurai une prière. De toute mon âme, je suppliai Notre Seigneur de lui accorder le repos, une existence sans remords. Je me relevai, saisis la poignée de la porte, quand une dernière idée me traversa.

Je fouillai dans ma veste et sortis le portrait de Luc. L’infirmière regarda la photo. Ses sanglots redoublèrent.

— Oh, mon Dieu...

— Vous le connaissez ?

— Il est venu m’interroger, oui, hoqueta-t-elle.

Je pris le coup au plexus. C’était la première fois, dans cette putain de ville, que quelqu’un reconnaissait Luc.

— Quand exactement ?

— Je ne sais pas. Cet été. En juillet, je crois.

— Il vous a interrogée sur Sylvie Simonis ?

— Oui... Enfin, non. Il en savait plus que vous. Il cherchait une confirmation. Il avait deviné que l’alibi de l’hôpital ne tenait pas. Il disait qu’il y avait eu le même coup dans une affaire célèbre. Francis Heaulme, je crois.

Exact. En mai 1989, Francis Heaulme avait été innocenté du crime d’une quinquagénaire, près de Brest. Il se trouvait soi-disant à ce moment-là au centre hospitalier Laennec de Quimper. Son relevé de températures l’attestait. Plus tard, l’alibi avait été déjoué. Une voix au fond de moi : « Luc est meilleur flic que toi. »

— Qu’est-ce que vous lui avez dit ?

— La même chose qu’à vous. J’ouvris la porte et m’éclipsai.

Une seule pensée battait sous mon crâne. Luc Soubeyras avait trouvé son diable à Sartuis. Et ce diable s’appelait Sylvie Simonis.

 

48

 

JE SECOUAI chaque pendule.

Je palpai, tournai, auscultai chaque socle, chaque mécanisme.

Coffrages ornés, cadrans cerclés d’or, sabliers de bois verni. Pas l’ombre d’une trappe, ni d’un panneau coulissant. J’avais décidé de retourner la maison aux horloges de fond en comble. De ne pas négliger un millimètre dans cette baraque. Si Sylvie Simonis avait vénéré le démon ici, ce culte avait laissé des traces.

Reposant la dernière montre sur son étagère, je dus me rendre à l’évidence. La pêche était nulle. Je balayai l’espace du regard. Devant le pupitre, j’étudiai chaque instrument, retournai la planche, scrutai les pieds. Rien. J’observai les lattes du parquet, la surface des murs. Rien non plus. Aucune paroi pivotante, aucun son creux.

J’ôtai mon manteau. Je grimpai les marches quatre à quatre, fonçai sur la coursive et me jetai dans l’escalier du grenier. Le bureau de Sylvie. J’allais procéder avec rigueur, fouillant chaque pièce en partant du haut pour descendre jusqu’à la cave et au box de la voiture.

Je m’attaquai aux meubles de rangement  – l’intérieur, l’extérieur : rien à signaler. Je m’agenouillai, tâtai le dessous de chaque bloc. Pas de faille, pas d’aspérité. Les murs étaient revêtus de toile. Je déplaçai le mobilier vers le centre de la pièce, attrapai un cutter sur la planche à tréteaux et perçai le tissu. Je décollai chaque panneau. Rien. Je frappai le mur en différents points, guettant une résonance. Que dalle. Je me tournai vers le plafond mansardé, tapissé de laine de verre. À grands coups de lame, je crevai la paroi en divers endroits, plongeai ma main à l’intérieur. J’en tirai de grosses poignées de laine et rien de plus. Pas d’objets enfouis, pas d’ouverture dissimulée.

J’arrachai la moquette. J’enfonçai ma pointe dans les rainures du plancher, les suivant patiemment, l’une après l’autre. Nada. J’appuyai sur chaque latte, dans l’espoir d’en découvrir une qui ne serait pas fixée. Sans résultat. Je me relevai, en sueur, et contemplai le sol, le bois nu couvert de touffes de laine, de lambeaux de tissu et de moquette. Une fausse route ?

Je descendis à l’étage inférieur, inspectant chaque marche au passage. La nuit tombait. J’allumai ma torche électrique. Les piles étaient mortes. Merde ! Je me souvins qu’un pack de tubes lumineux Cyalume traînait dans mon coffre. Je dévalai l’escalier et courus jusqu’à ma voiture, garée, encore une fois, au fond de l’impasse. J’ouvris la boîte et fourrai les tubes par poignées dans mes poches. Je rejoignis la maison en longeant l’ombre.

Dans la chambre de Sylvie, je brisai un premier tube. Un halo verdâtre m’entoura. Je coinçai le bâtonnet entre mes dents et attaquai la fouille. Meubles, murs, parquet. Je n’obtins rien de plus que là-haut, sinon une suée supplémentaire.

Je me pris à douter.

Je m’assis en tailleur et m’obligeai à réfléchir au crime machiavélique de Sylvie. L’alibi de l’hôpital. Avait-elle réellement absorbé des œstrogènes à outrance et cultivé la maladie dans son corps ? D’où connaissait-elle le flottement des horaires hospitaliers, à propos du relevé de température ? L’image du diable, jaillissant des aiguilles de l’horloge, revint dans mon esprit. Ce diable, c’était Sylvie elle-même et son alibi était parfait. Elle s’était extraite du temps pour tuer son enfant. Elle s’était échappée de la succession des heures pour commettre l’innommable.

Finalisant son alibi, elle avait imaginé un détail ultime : l’appel du tueur, le soir même, à l’hôpital. Ce fait l’écartait, par une logique naturelle, du cercle des suspects. Pourtant, la machination était simple. Lorsqu’elle était revenue du site d’épuration, elle s’était coulée dans la cabine téléphonique. Elle avait composé le numéro du standard, demandé son propre nom puis, pendant que l’appel était transféré, elle avait rejoint sa chambre et décroché le combiné. Après tout, personne n’avait jamais entendu sa conversation...

Le rire de Richard Moraz résonna dans mes tympans : « Tu me vois, avec mon bide, me glisser dans une cabine ? » Non, je ne le voyais pas mais j’imaginais parfaitement Sylvie, un mètre soixante-trois, cinquante et un kilos, selon le rapport d’autopsie, jouer les fantômes dans l’hôpital.

Ce soir-là, elle avait aussi contacté ses beaux-parents et usé d’un dictaphone pour leur balancer le dernier message. « La petite fille est dans le puits... » Comment avait-elle truqué sa voix ? Pourquoi s’être inspirée des comptines du Jura ? Pourquoi cette sophistication extrême dans le cauchemar ?

Mon tube fluorescent s’éteignit. J’en brisai un nouveau. Je n’avais pas les réponses mais j’éprouvais une conviction d’ensemble. Sylvie Simonis, chrétienne archaïque, avait basculé du côté du Malin. Le diable qui était sur le dos de Manon, c’était elle. Le diable que redoutait Thomas Longhini, c’était elle. Le diable qui hantait la maison aux horloges, c’était encore elle. À moins que ça ne soit l’inverse  – qu’elle ait subi l’influence de cette baraque et de ses légendes. Dans tous les cas, Sylvie Simonis avait vénéré Satan et sacrifié sa fille en son nom.

Ce culte avait dû laisser des traces.

Cette maison devait porter l’empreinte du démon.

Dans le couloir, je me livrai au même manège, déchirant les papiers peints, inspectant les parquets. Rien. La salle de bains. En pure perte. Les deux chambres d’amis. Sans plus de résultat. Au rez-de-chaussée, je gagnai la cuisine. Pas l’ombre d’une planque. La salle à manger et ses meubles jurassiens. Le néant absolu.

Retour dans le salon. Je levai les yeux et m’arrêtai sur les deux poutres qui se croisaient sous la charpente, à cinq mètres de hauteur. Inaccessibles. À moins d’enjamber la rambarde de la coursive...

Sur la passerelle, je mordis un nouveau Cyalume et me risquai sur la poutre centrale. À quatre pattes, une main après l’autre, je progressais lentement, évitant de regarder le vide. À chaque avancée, je frappais le bois sur les côtés, en quête d’une niche. Rien, bien sûr. Mais à la croisée des deux poutres, peut-être... Je parvins à l’intersection. Une poutre verticale surplombait l’ensemble, plantée dans la croisée. Je m’assis à califourchon et entourai de mes bras ce pilier central. Je repris mon souffle puis, avec précaution, je cognai chaque paroi, en quête d’une sonorité creuse.

Ma main s’arrêta. Une dénivellation, juste derrière la poutre verticale. Mes ongles s’insinuèrent dans la faille, soulevèrent une planche. Je glissai ma main dessous  – manœuvre à l’aveugle, joue collée sur le madrier. Un contact familier : un sachet plastique, contenant plusieurs objets. Je parvins à l’extraire de la trappe.

Un paquet enroulé dans un film plastique transparent, lui-même scellé par plusieurs tours de ruban adhésif. Je calai le sachet sous mon bras, crachai mon Cyalume puis, après un demi-tour sur mon perchoir, repartis vers la rambarde.

Sur le sol, je dépiautai ma trouvaille, après avoir enfilé des gants de latex. Je craquai un nouveau tube et contemplai mon trésor. Un crucifix inversé. Une bible aux pages souillées. Des hosties tachées. Une tête de démon oriental, noire et hostile. Je lâchai mon Cyalume et murmurai une prière à Saint-Michel l’Archange :

 

... et vous, prince de la milice céleste,  repoussez en enfer, par la vertu divine,

Satan et les autres esprits malins  qui errent dans le monde pour la perte des âmes...

 

J’y étais. En plein.

Sylvie Simonis vénérait le diable.

Elle lui avait sacrifié son enfant, au nom d’un pacte ou d’un autre délire...

J’empaquetai le butin, le roulai dans mon manteau et me relevai. Secoué de tremblements, je me frottai les bras, les épaules. J’avais trouvé ce qu’il y avait à débusquer dans cette maison.

Maintenant que c’était une certitude  – je foulais le territoire du diable  –, je devais discuter avec un homme qui me mentait depuis le début. Un homme que Manon et Thomas, deux enfants qui se croyaient menacés par le Malin, étaient forcément allés voir.

Le seul qui avait pu les écouter.

 

49

 

— QU’EST-CE QUI vous prend ?

J’attrapai le père Mariotte par les revers du maillot et le plaquai contre la porte d’un casier. Il était en train de plier les dossards de son équipe. La sacristie ressemblait à un vestiaire. Deux rangées de compartiments en fer, un banc central, surmonté d’une structure de portemanteaux.

— C’est l’heure de vérité, mon père. Il va falloir vous allonger, sinon, je risque de m’énerver. Vraiment. Soutane ou pas soutane.

— Vous êtes fou ?

— Vous avez toujours su pour Manon et Sylvie.

— Je...

— Vous saviez que le danger était là. Que le mal habitait cette baraque !

D’un geste de fureur, je le fracassai à nouveau contre les casiers. Il glissa et s’affaissa sur le sol. Il serrait contre lui ses dossards. Sa lèvre inférieure tremblait. Des veines palpitaient sur ses tempes. Sa peau virait au violacé. Je lui fourrai ma carte sous le nez :

— Je ne suis pas journaliste, mon père. Pas du tout. Alors, il est temps de vous mettre à table, avant que je vous inculpe pour complicité de meurtre. Quid  tacet concentirevidetur !

La phrase latine -» qui ne dit mot consent »- parut l’achever. Il happait l’air comme un poisson sur le sable. Ses paupières ne cessaient de cligner.

— Vous...

— Thomas est venu vous voir. Il vous a prévenu que Manon était menacée, que sa mère était une cinglée de Satan. Mais vous n’avez pas pris ces histoires au sérieux. Vous êtes un prêtre moderne, non ? Alors, vous...

Je m’arrêtai. Son expression s’était figée en une grimace de stupeur.

— Sylvie Simonis possédée ? bredouilla-t-il. Qu’est-ce que vous racontez ?

Il y eut un instant de flottement. À l’évidence, il ne voyait pas de quoi je parlais. Je baissai d’un ton :

— J’ai trouvé des objets sataniques dans la maison aux horloges. Thomas Longhini, avant le meurtre, avait averti son entourage. Il parlait d’un diable qui menaçait Manon. Il parlait d’un danger réel. Mais personne ne l’a écouté. (Je plantai mes yeux dans ses pupilles claires.) Il n’est pas venu vous voir, peut-être ?

— Pas lui, non...

Le prêtre se releva avec difficulté et s’assit sur le banc.

— Qui est venu ?

— Sylvie... Sylvie Simonis. Plusieurs fois.

— Dans son état ?

Le père Mariotte fit non de sa tête pantelante. Son expression trahissait la sincérité, et aussi la consternation :

— Sylvie n’a jamais été possédée.

— Qui d’autre ?

— Manon. C’est elle qui présentait des signes de possession.

Quoi ?

— Asseyez-vous, souffla-t-il. Je vais vous raconter.

Je m’écroulai sur le banc à mon tour. L’édifice que je venais de construire s’effondrait une nouvelle fois. Mariotte ouvrit un casier et en sortit une bouteille aux reflets mordorés. Il me la tendit :

— Vous avez l’air d’avoir du cran, mais ça ne vous fera pas de mal. Je refusai et allumai une Camel, en m’y reprenant à plusieurs fois.

Le prêtre s’enfila une gorgée.

— Allez-y. Je vous écoute.

— Sylvie est venue une première fois. En mai 1988. Selon elle, sa fille était possédée.

— Quels étaient les signes de l’emprise ?

— Manon organisait des cérémonies, des sacrifices.

— Donnez-moi des exemples.

— À côté de leur première maison, il y avait une ferme. Les paysans s’étaient plaints. Manon volait des bagues à sa mère. Elle les enfilait sur le cou des poussins. Les bestioles crevaient au bout de quelques jours, étouffés par leur propre croissance.

— Les enfants ont des tendances cruelles. Ça ne fait pas d’eux des possédés.

— Elle avait aussi mutilé sa tortue. Les pattes d’abord, puis la tête. Elle l’avait sacrifiée au centre d’un pentagramme.

— Qui lui avait montré ce signe ?

— Sylvie pensait que c’était son père, avant de mourir.

— Il était impliqué dans le satanisme ?

— Non. Mais il était à la dérive. Selon Sylvie, il voulait corrompre sa fille, par pure perversité.

— Il y avait autre chose entre le père et la fille ?

— Sylvie n’a jamais parlé de ça. Elle affirmait que Manon n’était pas une victime. C’était tout le contraire. Elle était... maléfique.

— Que lui avez-vous dit ?

— J’ai essayé de l’apaiser. Je lui ai donné des conseils spirituels. Je l’ai exhortée à voir un psychologue...

— Elle l’a fait ?

— Non. Elle est revenue, un mois plus tard. Plus agitée encore que la première fois. Elle disait que c’était la maison qui était démoniaque. Que Satan avait jailli d’une des horloges, qu’il habitait maintenant le corps de sa fille. Comment aurais-je pu croire de telles histoires ?

— Manon avait commis d’autres actes sadiques ?

— Elle tuait des animaux. Elle prononçait des obscénités. Quand Sylvie lui demandait pourquoi elle se comportait ainsi, elle répondait qu’elle suivait leurs ordres.

— Les ordres de qui ?

— Des démons.

— Filez-moi votre bouteille. Je bus une rasade. La brûlure s’insinua dans ma poitrine. Je revis la petite fille à la beauté blonde. Elle me paraissait maintenant inquiétante, sournoise, malfaisante. Je rendis la bouteille à Mariotte :

— Cette fois, vous l’avez prise au sérieux ?

— Oui, mais pas de la façon qu’elle souhaitait. Je lui ai ordonné de voir au plus vite, à Besançon, un psychologue que je connaissais.

— Elle vous a écouté ?

— Pas du tout.

— Que voulait-elle ?

— Un exorcisme.

La mosaïque, une nouvelle fois, volait en éclats et dessinait un autre motif. Sylvie avait peur de Manon. Elle avait peur du diable. Elle avait peur de sa maison. Chrétienne fervente, elle se croyait cernée par des esprits qui l’attaquaient à travers ce qu’elle avait de plus précieux : sa fille.

Je repris :

— J’ai trouvé dans leur maison des objets sataniques. Une croix inversée, une bible souillée, une tête de diable... À qui appartenaient- ils ?

— À Manon. Sylvie les avait trouvés dans sa chambre.

— C’est absurde. Qui lui aurait donné ces objets ?

— Personne. Elle les avait trouvés à la cave. Sous les fondations de la maison. On a toujours dit que cette baraque avait été construite par des sorciers et...

— Je suis au courant. Mais ces objets ne sont pas aussi anciens. Qu’y a-t-il eu après ?

Le père Mariotte ne répondit pas. Il lissait lentement la brume de ses cheveux sur son crâne rose. Son visage s’était calmé mais il paraissait maintenant plus lourd, plus âgé. Après une nouvelle gorgée d’alcool, il murmura enfin :

— Pendant l’été, rien. Cette histoire m’obsédait. Je n’arrêtais pas de rôder devant leur maison, à vélo. J’étais tenté de sonner, de demander des nouvelles. Sylvie ne venait plus à la messe. Elle m’en voulait de n’être pas entré dans son jeu.

— Son « jeu » ? Vous appelez ça un jeu ?

— Écoutez, dit-il d’une voix plus ferme. Personne ne pouvait imaginer que les choses iraient aussi loin. Personne, vous m’entendez ?

— Vous pensiez que Sylvie inventait cette histoire ?

— Cette famille avait un problème, c’est tout. Une vraie psychose. De nos jours, qui croit encore en la possession ?

— À la Curie romaine, j’en connais encore pas mal.

— Oui, bon. Mais je suis un prêtre...

— Moderne, j’ai compris. Pourquoi Sylvie n’a-t-elle pas déménagé ?

— Vous ne l’avez pas connue. Têtue comme une mule. Elle s’était saignée pour acquérir cette maison. Il n’était pas question qu’elle la quitte.

— Elle est revenue vous voir ?

Mariotte but encore. On arrivait au moment crucial de l’histoire.

— Fin septembre, fit-il d’une voix râpeuse. Cette fois, elle était calme. Elle semblait... je ne sais pas comment vous dire..., revenue de tout. Elle avait fait le deuil de sa petite fille. Elle disait que Manon était morte. Que quelqu’un d’autre vivait maintenant auprès d’elle dans sa maison.

— Manon persistait dans son attitude ?

— Elle avait uriné sur une bible. Elle s’était masturbée devant un voisin. Elle parlait latin.

En filigrane, plusieurs vérités. Quand Thomas Longhini parlait d’un « diable » qui menaçait Manon, il ne parlait pas de Sylvie, il parlait d’une force horrible qui transformait, peu à peu, sa jeune amie. Quand Mme Bohn évoquait des « jeux dangereux », ce n’était pas Thomas qui les initiait, mais Manon. Tout cela aurait dû se résoudre dans un institut, auprès de spécialistes en schizophrénie. Mariotte continua :

— Ce jour-là, Sylvie m’a posé un ultimatum. Elle m’a prévenu que si je n’agissais pas, elle s’en chargerait elle-même. Sur le coup, je n’ai pas saisi. Cette histoire me dépassait complètement. Tout le mois d’octobre, elle m’a harcelé, me répétant que je ne comprenais rien. Que je n’étais pas un vrai prêtre. Elle ne cessait de répéter un passage des épîtres de Paul aux Thessaloniciens : « Lorsque l’impie se révélera, le Seigneur le fera disparaître par le souffle de sa bouche, l’anéantira par la manifestation de sa venue. » (Il reprit sa respiration.) Je ne savais plus quoi faire. Un exorcisme ! Pourquoi pas un bûcher ? À chaque fois, je répétais à Sylvie que la seule urgence était de consulter un psychiatre. À la fin, je lui ai annoncé que j’allais m’en charger moi-même. En un sens, je crois... Je pense que j’ai précipité les choses. Je n’ai jamais su la vérité sur Manon, mais Sylvie était bonne pour l’asile.

Mariotte avait raison mais la folie de Sylvie possédait sa propre logique. La femme n’avait pas agi sur un coup de tête, un accès de panique  – elle avait soigneusement préparé son plan. Non pour éviter la prison mais pour sauver la mémoire de sa fille. Pour que personne, jamais, ne puisse soupçonner son mobile.

— Au mois de novembre, elle n’est plus venue. J’ai cru, j’ai espéré que les choses étaient rentrées dans l’ordre. La suite, vous la connaissez. Tout le monde la connaît.

Le père Mariotte se tut encore. Il mesurait, encore aujourd’hui, le gouffre de ses erreurs. Il reprit d’une voix à peine perceptible :

— Depuis ce jour, je vis dans le doute.

— Le doute ?

— Je n’ai aucune preuve formelle contre Sylvie. Après tout, la vérité est peut-être encore différente...

— Pourquoi n’avez-vous pas prévenu les gendarmes ?

— Impossible.

— Pourquoi ?

— Vous savez très bien pourquoi.

— Elle vous parlait sous le sceau de la confession ?

— À chaque fois, oui. Quand j’ai appris la mort de la petite, j’ai brisé moi-même le confessionnal, à coups de hache. Je ne l’ai jamais reconstruit. Je ne pouvais plus entendre une confession dans cette église.

— C’est pour ça qu’il y a le box à côté, dans le couloir ?

Son silence était un acquiescement. L’évocation de la cellule me rappela un autre souvenir :

— À votre avis, qui a écrit « Je t’attendais » à l’intérieur ?

Je ne sais pas. Je ne veux pas savoir.

J’achevai la chronologie des faits :

— Après le drame, vous avez revu Sylvie ?

— Bien sûr, cette ville est minuscule. Mais elle m’évitait.

— Elle n’est plus venue se confesser ?

— Jamais. Son silence était comme une pierre. (Il ouvrit ses mains et les poussa devant lui.) Une énorme pierre qui s’était refermée sur ma propre interrogation. J’étais emmuré là-dedans, vous comprenez ?

— Quand vous avez appris la mort de Sylvie Simonis, l’été dernier, qu’avez-vous pensé ?

— Je vous dis que je ne veux plus y réfléchir.

— Il y a peut-être quelqu’un, dans cette ville, qui connaissait la vérité. Quelqu’un qui a décidé de venger Manon.

— Le meurtre est confirmé ? Les gendarmes n’ont jamais dit que...

— Je vous le dis, moi. Que pensez-vous de Thomas Longhini ?

Le prêtre retrouva son expression d’effarement :

— Quoi, Thomas ?

— Quand on l’a accusé du meurtre de Manon, il a promis qu’il reviendrait. Il pourrait avoir vengé la petite fille.

— Vous êtes fou.

Je n’ai pas inventé le cadavre de Sylvie.

— Laissez-moi. Je dois prier.

Des larmes roulaient sur ses joues. Son expression était impassible.

Plus rien ne semblait pouvoir l’atteindre. Il murmurait déjà le célèbre psaume 22 :

 

Ne reste pas loin de moi, le malheur est proche,

Je n’ai personne pour m’aider.

Ma force s’en va comme l’eau qui coule,

Tous mes os se détachent.

Mon cœur est comme la cire, il fond dans ma poitrine...

 

Sa voix s’éteignit derrière moi alors que je traversais l’église.

Sur le parvis, je respirai la nuit à pleins poumons. La place était plongée dans les ténèbres et offrait un reflet exact de mon esprit. Une zone noire, glacée, sans repère ni lumière.

Soudain, des appels de phares percèrent la nuit.

Une voiture était stationnée sur la place.

La Peugeot bleue du capitaine Sarrazin. « Pas trop tôt », pensai-je en me dirigeant vers le véhicule.

 

50

 

— MONTEZ.

Je contournai la Peugeot et m’installai côté passager. Il flottait dans l’habitacle une odeur de propreté saisissante. Une rigueur impeccable, qui vous excluait et vous faisait craindre de salir les tissus.

— Vous buvez en service, commandant ?

Mon haleine chargée de gnôle.

— Je ne suis pas en service. Juste en vacances.

— Vous y voyez plus clair, maintenant ?

Je ne répondis pas. Dans l’obscurité, le gendarme souriait. Il posa sur mes genoux mon pistolet automatique puis reprit, sur un ton patient :

— Vous sortez de l’église. Vous avez l’air sonné. Vous avez dû interroger Mariotte.

— Et si vous me parliez de votre propre enquête ? On gagnerait du temps.

— Je vous ai laissé la journée. Dites-moi ce que vous savez. Je verrai si ça vaut le coup de vous aider.

Je m’interrogeais sur ce changement d’humeur. Mais je n’avais plus rien à perdre. Je résumai l’affaire. Manon possédée. Sa mère l’éliminant pour tuer le démon en elle. L’élaboration de l’alibi. La vengeance de l’infanticide, quatorze ans plus tard.

Le gendarme conserva le silence. Il ne souriait plus.

— Qui a vengé Manon, selon vous ? demanda-t-il enfin.

— Celui qui l’aimait comme une sœur. Thomas Longhini.

— Vous l’avez retrouvé ?

— Non. Mais c’est ma priorité.

— Pourquoi aurait-il agi quatorze ans après ?

— Parce que justement, à l’époque, le gamin n’avait que quatorze ans. Son plan a mûri, sa détermination s’est intensifiée. Il avait promis de revenir, et il est revenu.

— C’est donc un fou furieux, lui aussi ?

Je ne répondis pas. J’eus un geste réflexe vers mon paquet de Camel. Allumer une clope ici : une profanation. Le silence s’installait à nouveau.

— À vous, maintenant. Où en est votre enquête ?

— À peu près au même point que vous.

— Vous êtes d’accord avec mes conclusions ?

— Je vous suis sur la culpabilité de la mère. Mais je n’ai pas plus de preuves que vous. Et je n’ai jamais pu consulter le dossier d’enquête. Il y a prescription sur un meurtre aussi ancien. À mon avis, le juge de Witt a détruit le dossier.

— Pourquoi ?

— Trop tard pour lui demander. Il est mort il y a deux ans.

— Sur l’auteur du meurtre de Sylvie, vous êtes d’accord ?

— Non. Pas Thomas Longhini. Impossible.

L’inflexion de sa voix impliquait une certitude.

— Qu’est-ce que vous en savez ? Vous l’avez retrouvé ?

— Je ne l’ai jamais perdu de vue.

— Où est-il ? criai-je.

— Devant vous.

Une sensation de colle emplit ma bouche.

— Je suis Thomas Longhini. J’avais promis de revenir et je suis revenu. J’avais promis d’achever l’enquête et je suis devenu gendarme. Capitaine même, à Besançon. Quand Sylvie s’est fait tuer, j’ai réussi à avoir l’affaire.

— Les gens, ici, savent qui vous êtes ?

— Personne ne le sait.

— Je ne vous crois pas. Votre histoire est impossible.

— C’est la mort de Manon qui est impossible. Je n’ai jamais pu l’accepter.

— Vous avez toujours su que Sylvie était infanticide ?

— Quand j’étais adolescent, j’en étais sûr. Manon avait peur : elle craignait sa mère. Plus tard, j’ai douté. Maintenant, j’en suis convaincu à nouveau.

— Selon vous, qui a tué Sylvie ?

Il n’eut aucune hésitation :

— Le diable.

Je souris. Pas question de plonger dans une nouvelle histoire de superstition. Mais Longhini-Sarrazin se pencha sur moi :

— Il y a quelque chose que vous ne savez pas. Un élément capital pour comprendre les faits. Manon était réellement possédée. Le diable l’avait choisie.

C’était une conspiration. Une conspiration de cinglés ! Je rengainai mon flingue et actionnai ma poignée :

— J’en ai assez entendu.

Sarrazin bloqua ma portière :

— C’est le noyau de l’histoire. Alors, ayez les couilles d’aller jusqu’au bout !

Le goût de glu me séchait le gosier. J’avais la langue gonflée, la gorge pâteuse.

— J’étais avec elle quand tout ça s’est passé, reprit-il. On ne se quittait pas. Elle était devenue quelqu’un de différent. Un démon.

— Et aujourd’hui, le diable est revenu se venger, c’est ça ?

— Je ne vous parle pas d’un faune à tête de bouc. Je vous parle d’une puissance noire, qui a agi par la main d’un autre.

— Qui ?

— Je ne sais pas encore. Mais je trouverai.

— Quelles sont vos preuves ?

— C’est simple. Le diable se venge toujours de la même façon. Il y a eu d’autres cas de meurtres avec des insectes, du lichen, tout ça.

— Non. J’ai fait la recherche. À l’échelle nationale. Jamais personne n’a subi les tortures de Sylvie Simonis. Jamais aucun tueur n’a décomposé un corps avec de l’acide et des insectes.

— En France, non. Mais ailleurs, oui.

— Où ?

— En Italie. La Bête a frappé là-bas. À Catane, en Sicile. La Bête ne connaît pas de frontières.

Sarrazin parlait avec assurance. Suffisamment pour me coller un nouveau doute. Je vis passer le masque de Pazuzu puis revins à la raison. Il était toujours possible qu’un tueur se prenne pour le diable et rayonne en Europe. Sarrazin ajouta :

— En tout cas, votre pote, il était d’accord avec moi.

— Qui ?

— Luc Soubeyras.

— Vous l’avez vu ? Vous le connaissez ?

— On a bossé ensemble. Mais il n’était pas comme vous. Il croyait au diable. Vous, il fallait vous mettre à l’épreuve. C’est pour ça que je vous ai laissé vous démerder tout seul.

— Luc, où en était-il dans son enquête ?

— Comme moi. Comme vous. Après ça, il est parti en Italie. Plus jamais donné signe de vie.

Un flash, glace et feu mêlés. Une information de Foucault : Luc était parti pour Catane, en Sicile, le 17 août dernier.

— Voilà ce que je propose, dit Sarrazin. Vous partez en Italie. Je continue à creuser ici. C’est vous qui avez proposé de faire équipe. Je ne perdais rien à conserver un allié ici. Quant à moi, s’il existait réellement une piste en Sicile, je devais la suivre. Je saisis la poignée :

— Je vais d’abord vérifier votre information italienne. Si elle tient, je marche.

J’ouvris la portière. Sarrazin m’attrapa le bras.

— Avant de partir, retournez à Bienfaisance. Là où le corps a été découvert.

— Pourquoi ?

— Le diable, il a signé son crime.

Un bref instant, je songeai au crucifix, mais le gendarme parlait d’autre chose.

— Je dois chercher où ?

— Trouvez par vous-même. Tout ça, c’est une initiation, vous comprenez ?

— Je comprends. Vous avez des piles ?

 

51

 

— PRONTO ?

Je venais de composer le numéro du cellulaire de Giovanni Callacciura, substitut du procureur de Milan. Un an auparavant, j’avais travaillé avec lui sur l’assassinat d’un médecin romain à Paris. Crime de sang pour moi, vengeance et corruption pour lui. Et une solide amitié entre nous.

— Pronto ?

Je coinçai mon combiné sous mon menton  – la route serpentait de plus en plus rapidement. Le vent soulevait ma voiture par à-coups, alors que les cimes des sapins se penchaient sur le faisceau de mes phares. Je fonçais vers Notre-Dame-de-Bienfaisance.

— Sono Mathieu Durey.

— Mathieu ? Come stai ?

Le rire dans la voix. La fraîcheur dans l’intonation. À mille lieues de mon cauchemar. Je lui expliquai l’objet de mon appel. La nature du meurtre. La possibilité d’un crime identique, en Sicile. Mon italien était fluide sous ma langue. Le magistrat éclata de rire :

— Je ne pourrais jamais travailler sur des affaires pareilles. Trop glauques. Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

— Trouve les infos sur ce crime, à Catane.

— O.K. Tu as l’année ?

— Non. C’est assez récent, je pense.

— Et c’est une urgence ?

— Ça brûle.

— Je fais la recherche de chez moi. Tout de suite.

Je le remerciai. Pas un mot sur le fait qu’on était dimanche et qu’il était 21 heures. Pas une remarque sur le fait que je n’avais pas appelé depuis six mois. Ma conception de l’amitié : aucun devoir, sinon celui de répondre présent au juste moment. Je ne lâchai pas la pédale d’accélérateur, gagnant toujours de l’altitude.

Des souvenirs de ma première visite à Bienfaisance revenaient : la montagne vive, le triomphe des eaux... Maintenant, tout était noir. Entrelacs de menaces et d’épaisseurs, tourmenté par le vent. Les paroles de Sarrazin dans ma tête, versant à chaque virage, comme des paquets de mer sur le pont d’un cargo en déroute.

Le panneau de la fondation Notre-Dame-de-Bienfaisance apparut. Je fonçai encore. Pas question de sonner à la porte des missionnaires, ni de marcher une demi-heure. Il devait bien exister une autre route, plus haut, menant directement au belvédère. Au bout de deux kilomètres, je tombai sur un sentier qui indiquait la direction de la Roche Rêche  – le nom prononcé par Marilyne Rosarias.

Je cahotai encore dix minutes. Un parking de terre rouge sur ma gauche. Une pancarte : « la roche rêche, 1 700 mètres d’altitude ». J’ignorai l’aire de stationnement et m’enfonçai un peu plus loin dans les herbes hautes. Réflexe absurde de discrétion. Je coupai le moteur, ouvris la boîte à gants et plaçai les piles données par Sarrazin dans ma torche électrique.

Dehors, le vent me frappa en pleine face. Les bourrasques semblaient vouloir tour à tour m’arracher mon manteau et le faire rentrer dans ma chair. Courbé dans la tempête, je suivis le sentier. Il menait à une esplanade élaguée, ponctuée de tables et de bancs de bois. Plus loin, en contrebas, j’apercevais la plaine qui m’intéressait. Entre les deux, les bouillons noirs des sapins.

Je plongeai dans la forêt, me guidant au seul son de la cascade, qui me parvenait entre deux mugissements du vent. La végétation serrée me résistait. Les branches me déchiraient le visage. Les ronces entravaient chacun de mes pas. Sous mes talons, la rocaille crissait, roulait, à mesure que je franchissais les buissons.

Bientôt, je fus complètement perdu, confondant le bruit de l’eau avec le bruissement des feuillages. Je décidai d’avancer encore, de suivre la pente : elle m’offrirait bien une ouverture.

Enfin, je jaillis des arbres comme d’un rideau de scène et accédai à la clairière. Pur coup de bol. Je m’arrêtai et considérai le décor que je connaissais déjà. Un cercle d’herbes rases, se déployant jusqu’au précipice. Sous la lune, la surface paraissait argentée. Encore quelques secondes pour rassembler mes idées puis je repris ma marche. Longhini-Sarrazin avait dit : « Le diable a signé son crime. » Il y avait donc ici une trace, un indice satanique. Les gendarmes l’avaient-ils trouvé ? Non. Seul Sarrazin était revenu sur les lieux et avait découvert ce détail.

J’étais maintenant au bord de la falaise, comme lors de ma première visite. Je me tournai vers le plateau d’herbe et réfléchis. Les gendarmes  – des pros du SR de Besançon  – avaient fouillé l’espace avec rigueur, retournant chaque parcelle, chaque touffe d’herbe, selon la méthode en grille. Que pouvais-je faire de plus, moi, seul et en pleine nuit ? Je me concentrai sur les sapins du fond. Ils ressemblaient à une phalange de guerriers noirs. Peut-être que les gendarmes avaient limité leurs recherches à la clairière elle-même...

Personne n’avait pensé à sonder vraiment les bois.

Personne, sauf Sarrazin. Je remontai la pente et stoppai à la lisière des conifères. Le boulot paraissait impossible  – dans le noir, scruter le sol, les racines, les troncs. Et pour trouver quoi ? Renonçant à réfléchir, je plongeai dans les ténèbres et allumai ma torche. Je commençai par le centre, dans l’axe où avait été installé le corps, à cent mètres de là. Penché sur le sol, je tentai d’apercevoir quelque chose. Je remontai le long de chaque tronc, écartant les branches, ouvrant les taillis.

Rien. En dix minutes, je n’avais couvert que quelques mètres carrés. Les rameaux des sapins commençaient très bas  – s’il y avait quelque chose à découvrir, une inscription dans l’écorce, une mise en scène, cela ne concernait qu’un mètre environ entre la terre et les premières branches. Plié en deux, presque à genoux, je poursuivais ma fouille, me concentrant sur la base des troncs.

Au bout d’une demi-heure, je me relevai. Ma respiration se cristallisait devant moi, en nuages de vapeur. J’étais de nouveau brûlant, mais en même temps cerné, assailli par le froid. Le vent m’atteignait, même ici, à l’abri des branches.

Je plongeai à nouveau, tête la première, sous les aiguilles. Haletant, grelottant, écartant d’une main les épines, palpant de l’autre le bois des fûts. Rien.

Soudain, sous mes doigts, une ligne.

Une longue entaille, tordue, zigzagante.

J’arrachai les tiges pour laisser pénétrer le faisceau de ma lampe. Mon cœur se bloqua.

Distinctement, à coups de couteau, on avait gravé, en lettres aiguës :

 

JE PROTÈGE LES SANS-LUMIÈRE.

 

La signature du diable ? En quinze années de théologie, je n’avais jamais entendu ce terme. Je remarquai un autre détail. La forme heurtée des lettres dans l’écorce. Je reconnaissais l’écriture. Celle de l’inscription luminescente dans le confessionnal. Une même main avait gravé cette signature et l’avertissement : « je t’attendais. »

Je pensais : « Un ennemi, un seul » quand une vibration me passa dans la chair. Mon portable. Sans quitter des yeux l’inscription, je me dépêtrai des branches et trouvai ma poche.

— Allô ?

— Pront...

La voix de Callacciura, mais la connexion était mauvaise. Je me tournai et criai :

— Giovanni ? Ripetimi !

— ... Piu… tar...

— RIPETIMI !

Je pivotai encore et attrapai ses paroles, comme emportées par les rafales :

Je te rappelle plus tard si la connexion est...

— NON ! C’est bon. Tu as déjà du nouveau ?

— J’ai l’affaire. Exactement le même délire : la pourriture, les mouches, les morsures, la langue. Hallucinant.

— La victime est une femme ?

— Non. Un homme. La trentaine. Mais il n’y a aucun doute. C’est le même truc.

Un tueur en série frappait donc à travers l’Europe, selon la même méthode. Un tueur qui se prenait pour Satan lui-même...

— Y avait-il des signes religieux à côté du corps ? Avait-il subi des sacrilèges ?

— Plutôt, oui. Il avait un crucifix dans la bouche. Comme si... Enfin, tu vois le symbole.

— L’affaire, c’est bien en Sicile ?

— Catane, oui.

— La date ?

— Avril 2000.

Je pensai : mobilité géographique, meurtres échelonnés sur plusieurs années, persistance du modus operandi. Aucun doute, un tueur en série. L’Italien reprit :

— Tu veux que je t’envoie le dossier ? Nous...

— Non. Je viens moi-même.

— À Milan ?

— Je suis à Besançon. J’en ai pour quelques heures de route.

— Sûr ?

— Certain. Je ne peux pas t’expliquer par téléphone mais l’affaire prend forme. Un tueur en série, qui se prend pour le diable. Il a frappé ici, à Besançon, en juin dernier. Et sans doute ailleurs encore, en Europe. Je vais contacter Interpol en urgence. Après l’Italie et la France, il...

— Je t’arrête, Mathieu. Le meurtre de Catane, ce n’est pas ton cinglé qui l’a commis.

La connexion perdit de nouveau en qualité. Je cherchai un angle de réception :

— Quoi ?

— Je dis : le crime de Catane, ce n’est pas ton dingue !

— Pourquoi ?

— Parce qu’on tient le coupable !

— QUOI ?

— C’est une femme. L’épouse de la victime. Agostina Gedda. Elle a avoué. Et donné tous les détails : les produits utilisés, les insectes, les instruments. Une infirmière.

— Quand a-t-elle été arrêtée ?

— Quelques jours après le meurtre. Elle n’a opposé aucune résistance.

Encore une fois, ma trame volait en éclats. Il était impossible que cette Italienne ait tué Sylvie Simonis puisqu’elle était déjà sous les verrous. Mais il n’était pas non plus possible que deux assassins distincts appliquent une méthode aussi caractéristique.

Je posai mes doigts sur l’écorce gravée, je protège les sans-lumière. Qu’est-ce que ça signifiait ? Je hurlai dans le combiné :

— Au New Bristol. Demain matin, 11 heures !

Le Serment des limbes
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